02 – Victimes de la mode…

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Je ne sais pas si vous avez lu Baudrillard. C’est assez intéressant. Pas forcément aussi 100% juste que ce que certains voudraient vous faire croire ; mais cela reste fascinant sur bien des points.

Dans son livre La Société de Consommation il détaille un futur inquiétant où la succession des modes médiatisées par l’outil de production détruit petit à petit les valeurs sur lesquelles nos ancêtres bâtirent à grande peine notre société. En gros, pour simplifier, l’on empêche aux gens de penser à long terme afin de les replier sur des cycles d’immédiateté toujours écourtés. Les modes se succèdent le plus vite possible avec pour seul but de perpétuer le cycle. Tourneboulé vous tentez de suivre le mouvement avec tous les efforts mentaux que cela comprend. Pendant ce temps l’outil de production vous a vendu la dernière collection, vous fait déjà miroiter la prochaine, et vous êtes d’autant plus pauvre qu’on vous empêche de réfléchir au sens de toute ceci à plus grande échelle.

Si ce type de fonctionnement vous rappelle la manière dont l’industrie vidéoludique agit; c’est tout à fait normal. J’ose à peine vous le dire mais il en va de même pour tout le reste de la société néo-libérale. C’est d’ailleurs ironique qu’un livre conçu pour mettre en garde contre l’avènement d’un pareil futur soit en fin de compte devenu son modèle. L’argent intangible semble abstrait tandis que l’organisation de l’envie du public est devenue la source même de la prospérité chancelante de notre société. Dans ces conditions, l’on ne doit pas chercher bien loin l’application de la théorie « medium is message » que Baudrillard redoutait en lisant McLuhan. Théorie dont je vous évite pour l’instant les détails mais dont vous retiendrez avantageusement un fait simple : le canal de distribution de l’information modifie la manière dont le message qu’il véhicule est perçu. De plus, à terme, le message véhiculé par un média n’a plus d’importance car celui-ci est devenu son propre sujet. Cela vous semble-t-il familier?

Cette méthode vise un but aisé à piger : garder l’humain occupé par un jeu toujours changeant de références à comprendre pour rester dans le coup. Chaque année a son petit truc pour qu’on puisse s’en souvenir. 2006? L’année du Mii. 2007? L’iPhone. 2008? Susan Boyle. (Vous savez, cette étrange créature glanée par des chasseurs de tête lors d’une expédition en Ecosse où ils se rendirent compte – choc, stupeur – qu’une femme moche peut chanter.) 2012? L’année du Gangnam Style. Pas besoin d’être psy pour s’en rendre compte. Et ainsi l’on vit dans le perpétuel changement de l’anecdotique : le morose marasme de la mode.

C’est à ce moment du récit que je devrais vous proposer une alternative. Pour être franc, il est trop tôt. Nous n’en sommes qu’à la seconde page. Je ne vois pour l’instant pas d’autre échappatoire que de contempler la vie d’ermite.

C’est un peu ce que j’ai fait ces deux dernières années. Je me suis progressivement retiré du flux des choses. Un peu comme Vasudeva dans Siddhartha, glanant sur le reflet des flots de sa rivière l’état du monde qui l’entoure. J’ai filtré mes choix médiatiques pour ne laisser passer que l’essentiel. Ce qui devient vite malsain car ce qu’on aime est bien entendu une fonction de ce qu’on a aimé à d’autres moments de sa vie. L’on fait le tour d’une boucle dont le parcours se raccourcit toujours. Même ainsi j’ai été pris par quelques effets de mode. L’hiver arrive; tout ça. Mon verdict sur la question est qu’il est impossible de rester actif dans la modernité sans devoir par moments négocier avec ce monde quelconque voué à s’effriter à nos pieds. Il faudra donc vivre dans un état de compromission avec la joie un peu pathétique de ceux qui sont ravis d’être dupes. Triste, mais vrai. Surtout pour eux. Car vous pouvez – du moins je l’espère – faire la part des choses et séparer l’anecdotique du magnifique. C’est un peu ça vivre à notre époque : écarter la merde d’un bras pour protéger quelques rares perles de l’autre. Bizarre siècle.

L’effet de la mode dans le jeu vidéo est désormais du domaine de l’évidence. On ne peut pas lui reprocher de s’être mis au diapason d’une tendance malheureuse de la société. Elle en fait partie et ne saurait exister sans celle-ci. Après tout, l’industrie vidéoludique compte pour une part importante du business du divertissement et agit dans le même contexte globalisé que le reste du monde. Elle pourrait ne pas s’y plier; d’ailleurs. L’exemple vivifiant des indépendants nous le prouve quotidiennement. Cependant son cœur mécanique nécessite une activité constante pour générer ses battements. Savoir surfer sur la vague de ce que les gens veulent est une condition de sa survie.

Le jeu vidéo à toujours répondu à des principes dont l’application produit les titres qui vous sont vendus. Le terme spécifique pour ce genre de formules est un paradigme. Une manière de voir le monde qui dans le cas du jeu vidéo s’accorde – ou ne s’accorde pas, on y reviendra – avec l’envie du public à un moment donné. Voyageons vers le passé pour illustrer mon propos. Vers la fin des seventies, le modèle standard était l’adaptation de jeux d’arcade pour le domaine domestique. L’on vit donc une pelletée de clones de Pong prendre place dans votre living rouge. Ils furent ensuite rejoints sur votre moquette par des dizaines de faux Pac-Men, Donkey Kongs j’en passe et des maillets. Le tout prenant place dans un marché toujours plus saturé qui finit par craquer sous le poids de tant d’originalité. Ce qui nous donne en fin de compte le grand krach de 1983; cela va de soi.

Plus tard, vers la fin des eighties, nous vécûmes une période très plate-formes. Pour un temps la plupart des jeux proposés suivaient cette formule particulière. Même ceux où cela ne faisait pas vraiment sens. Vous n’allez pas me dire que RoboCop est censé pouvoir bondir comme un cabri six mètres dans l’air. Le mec, même fictif, est censé faire quelques tonnes. Il aurait été bien plus à l’aise dans…

Un shmup. Pendant quelques années le Japon s’est passionné de manière presque compréhensible pour cet exercice de survie en espace limité. Je vous parle de l’époque de la PC-Engine, de la Super Famicom et de la MegaDrive. Où les créateurs rivalisaient d’ingéniosité pour trouver de nouvelles manières de vous proposer de tirer sur des trucs en tentant d’éviter les bords de l’écran. De nos jours, ce fut déjà le cas par le passé, l’on favorise le réalisme à outrance. La mode est dans le camp de la démonstration technique. C’est sur ce type d’artifices que la survie du milieu dépend. Il faut bien générer le prochain battement.

Le lecteur avisé me fera remarquer avec beaucoup de justesse que jusqu’ici ces modes successives étaient aussi dues à l’évolution poussive du hardware proposé. Et l’argument est correct, l’arrivée du futur n’est pas une mauvaise chose en soi. De nouveaux paradigmes ont été progressivement rendus possibles par l’évolution des moyens mis à disposition des créateurs de software. Les capacités graphiques des machines ont permis divers types d’exercices que les architectures d’antan empêchaient. Logique, propre, efficace. Cela n’explique cependant pas pourquoi cela va maintenant faire des années que la base du jeu vidéo se résume à tirer sur des militaires en ayant du sang dans les yeux.

La mode est donc un processus capricieux utilisé pour régénérer l’offre des éditeurs vis-à-vis de ce qu’ils croient comprendre des attentes du client. C’est souvent par hasard qu’un hit se révèle soudain aux mirettes de ceux responsables de financer les jeux. Le succès légitime de titres différents de ce que propose la majorité des producteurs fait l’exception et celle-ci est ensuite récupérée afin de générer le succès escompté pour les prochaines années. C’est à qui saura lancer la dynamique de marché. Il est possible pour chacune des périodes évoquées un peu plus haut de trouver un exemple qui explique leur existence. Space Invaders a popularisé l’idée du shmup à tableaux. D’autres l’ont foutue dans le sol. Harmonix a repris le concept très cool du GuitarFreaks populaire sur la scène arcade japonaise pour en faire Guitar Hero. D’autres l’ont rendue ringarde. Un plombier rouge armé d’un chef-d’œuvre suffit pour rendre le saut iconique. À chaque époque son paradigme. Leur succession titubante représente l’état même de la question vidéoludique. Dans le doute, les éditeurs se focalisent sur ce qu’ils imaginent pouvoir marcher. C’est de là que vient cette sarabande de produits interchangeables générés le mieux possible : d’une forme de peur. Celle implantée dans le crâne de tout dirigeant; d’être celui sous qui la compagnie a périclité.

J’ignore des tas de trucs sur le monde de l’industrie; autant l’avouer. Mais en tant que consommateur de jeux depuis l’âge de trois ans, je peux avancer un subtil constat : les gens qui ont les contrôles de l’industrie ne savent presque jamais sur quel pied danser. Les patrons sont rarement artistes. Cela n’empêche pas qu’ils doivent en commander. Leur donner des ordres. Les aiguiller. De même, les patrons sont rarement joueurs. Et ceux qui le sont n’ont pas le temps de vivre leur passion. Dans pareille situation comment s’étonner qu’ils aient du mal à nous deviner. Malgré leurs efforts pour s’assurer que le marché reste fermement collé à leur voute plantaire; il peut lui arriver de se défiler. N’oubliez jamais : le joueur peut froncer le sourcil face à la mode, mais le patron la subit. En ce sens, nous en sommes tous victimes.

Il me semble évident que la mode du fps militaire pseudo-irréaliste est appelée à tourner. Le spectateur attentif voit déjà les premières lézardes s’immiscer dans l’édifice : nécessité d’un budget publicitaire en hausse constante pour arriver aux mêmes niveaux de vente que les éditions précédentes, gameplay essoufflé depuis trois itérations, disparition des créateurs originaux partis tenter d’atteindre ailleurs le même succès; j’en passe et des Maltesers. De battre le cœur menace de cesser.

Pour l’instant le jeu vidéo semble indéfiniment calé quelque part dans les années quatre-vingts. L’un des artifices que la mode a appris ces dernières années est de phagocyter un passé proche pour tenter d’en profiter. Il est dur de s’imaginer quand la tendance va cesser si ce n’est que cela n’aura lieu qu’avec la disparition progressive de ma génération de joueurs. Je sais pas si vous l’avez remarqué mais les ténors de la génération en train de se terminer ont un petit air de vidéoclub. Du moins, pour moi, c’est peut-être aussi un problème de perception du à mon âge. J’ai toujours vu Halo et ses space-marines comme un hommage charmant à Flash Gordon. Gears of War avec ses space-hulk m’a toujours fait penser à cette série de jeux de plateau. Ah et à Predator, aussi. Surtout la scène où tout le monde tire dans le vide en hurlant très fort. Uncharted a son goût très prononcé de simili-Indiana Jones. Tout me semble sorti d’ailleurs. D’une époque mythique où ma génération était utopique. L’ère Reagan. Star Wars. Tout ça.

Revenons à la notion pourtant à peine esquissée d’attente du public. C’est une notion vague dont l’existence est difficile à démontrer : elle aussi repose sur l’air du temps. Au sens large le public sait ce qu’il veut. Il veut quelque chose de neuf. Mais pas trop. Quelque chose qui puisse lui sembler être un peu meilleur que ce qu’il avait déjà tout en restant assez similaire. C’est aussi pour ça que beaucoup des titres auxquels vous avez joué ces dernières années ont un tel air de famille. Leurs créateurs ont par tous leurs artifices tenté de préserver leur petit supplément d’âme… Tout en étant obligés de créer sa suite inutile. Celle-là même qui nuit par sa simple existence au statut de l’œuvre de base. Le joueur veut donc un mélange de neuf et de vieux. Un truc au goût du jour qui lui rappelle cependant le bon vieux temps où les choses lui paraissaient mieux. Ils veulent un trip régressif. Même dans le neuf. C’est ce qui explique le succès insoupçonné de certains titres indés : ils reposent sur de nouvelles idées tout en ayant la tronche pixellisée d’un pote du passé.

C’est pourquoi Mario Mario – spécialiste incontesté du jeu de plate-forme fendard – est devenu le porte-étendard de tous ces titres que la compagnie a besoin de vendre. Le type est non seulement plombier mais il est aussi : pilote, mec qui va de gauche à droite et de droite à gauche, invité de luxe, star du jeu de plateau virtuel, danseur, héros de rpg, mascotte corporate et même pseudo-sportif bedonnant. Vous n’irez pas me faire croire que Nintendo est incapable de produire des personnages charismatiques pour lancer autant de nouveaux titres que ceux proposés par ces types de gameplay. Cependant, pour s’assurer une vente, on colle la tronche de Mario sur la boite. Pendant ce temps F-Zero est devenu un mini-jeu aux antipodes de son excellence. Personne n’y pense. C’est l’ère du temps.

Dans ce chapitre je vous ai causé de l’emprise réductrice perpétrée par la poursuite du reflet du moment présent sur la chose vidéoludique. Ça, c’est fait. Je dois encore vous causer de l’effet pernicieux de ce même mécanisme sur ceux qui causent des jeux. Tout au long de cet exercice de quelques pages j’ai considéré qu’il vous était acquis que le jeu vidéo est une discipline qui mérite d’être aimée. C’est une activité unique qui allie les qualités narratives et esthétiques des arts traditionnels avec une interactivité qui lui est propre. Vous et moi parlons de jeu vidéo; et cela quel que soit notre niveau d’audience. Nous sommes certes ballotés au gré des clichés par cette mode pécheresse; mais c’est à nous en tant qu’individus de changer les choses. Peut-être serons-nous incompris. Peut-être n’arriverons-nous pas à nous extirper de la mélasse qui nous entoure pour sublimer par nos efforts les gouttes d’or produites par une machine au cœur imprévisible. Cependant, le fait que ce soit dur ne veut pas dire qu’il ne faille pas essayer. Je ne vous propose pas de rejoindre les jésuites; ni même de vous lancer dans l’équivalent vidéoludique de médecins sans frontières. Non, juste de causer à vos proches de ce qui vous plait dans cette activité un peu répétitive. Tentez d’éviter les malentendus. Faites comprendre aux gens que si vous aimez trucider des trucs à la tronçonneuse pour de jeu; c’est pour le plaisir du défoulement, pas pour apprendre à faire un jour mieux pour de vrai dans un asile de vieux.

Il devrait faire sens que tout type de commentaire est un état des lieux à une époque donnée. Tout discours, malgré les efforts de son auteur, ne saurait échapper à la temporalité. Telle est la force de la mode : qu’on soit pour ou contre, sa définition du contexte qui entoure notre message change sa perception. Pour faire court vous êtes de votre époque. Moi aussi. Ce n’est pas sale. Cependant, certains des scribes du jeu vidéo ne fonctionnent que dans l’instant présent. Incapables de réfléchir plus loin que le bout de leur nez; ils se vautrent dans la réaction cutanée à des faits que le vent vient leur porter. On appelle ça des polémistes à douze balles sans foi ni loi marqués par le sceau de l’insincérité. C’est à eux que je vais maintenant m’adresser.

Salut, prends une chaise. J’ai dans l’idée que quand t’as commencé – je me permets de te tutoyer, tu te le permets bien tout le temps. Comme je le disais avant de me couper moi-même la parole… J’ai dans l’idée que quand tu as commencé à causer de jeu vidéo, tu étais plein d’idéaux. Tu as écrit plein de trucs, causé de machins, critiqué un paquet de bordel; bref, tu as fait tes armes. Petit à petit, tu as remarqué que seul les avis tranchés étaient entendus par le grand public. Il est parfois un peu dur d’oreille à la subtilité, j’admets. C’est pas une honte, faut savoir adapter son discours à son auditoire. Et donc, tu t’es mis en tête de te spécialiser dans l’élimination textuelle. Porté par ta verve, tu t’es fait un peu de buzz en détruisant sans réellement en avoir envie des titres bien en vue. Les gens, car ils sont un peu cons-cons, ont admiré ton exercice de mauvaise foi. Ce fut là ton erreur; je rôde partout. Si tu avais été sincère, je l’aurais bien su. Je n’ai rien contre les gros cons aigris à qui rien ne plait. Avec un petit effort d’imagination, je peux comprendre. Je n’ai rien non plus contre les crétins exaltés que tout contente. T’imagines leur surprise quotidienne quand la petite lumière de leur frigidaire fonctionne? Chaque jour, joyeux noël. Magique.

Je comprends que t’es comme tout le monde, un peu victime de la mode. J’admets que c’est énervant de se sentir impuissant face à ce torrent de banalité. Mais là où certaines personnes savent de quoi elles parlent quand elles disent du mal toi tu te contentes de répéter les phrases chocs que tu as su récolter aux quatre coins de l’internet. Où est l’effort? Hein? Une critique constructive argumentée avec soin; voilà la manière dont c’est censé fonctionner. Avec un brin de générosité on tente d’éduquer les gens sur ce qui ne fonctionne tout simplement pas dans ce qu’ils aiment. L’idée est de tenter de les éduquer. De les faire cogiter. Note; ce serait sans-doute trop compliqué pour toi. Mieux vaut se limiter à ce que tu fais le mieux. C’est-à-dire rien.

Pour les autres, ceux dont on pense qu’ils sont encore atteignables par des choses comme la raison et la discussion, il faut tenter d’agir. Ce qui nous amène finalement à poser ensemble ce second pas sur la voie d’une plus grande sagesse. Inspirez. Expirez. Comme à l’accoutumée, je vous enjoins d’avancer votre pied. Vous voyez; vous êtes déjà bien plus droit que la dernière fois. Encore quelques leçons et vous verrez le résultat. Dit-il en cherchant dans son esprit avec résignation un quelconque diplôme applicable à la situation.

Concentrez-vous sur le bon. Cherchez l’intemporel. Utilisez des armes indémodables : la logique, la passion et peut-être même l’humour. Trois excaliburs intemporels venus casser sa gueule à la post-modernité. Faites l’effort de trouver les chef-d’œuvres qui seront la base de votre culture. Finissez-les. Et ensuite, éduquez les vôtres s’ils ont l’air de vouloir l’être. Cela vous rapprochera pour une très simple raison : vous aurez cessé d’être victimes de la mode pour pouvoir en rigoler. Car après tout, mieux vaut en rire qu’en pleurer.